Diapason | n° 683 - Octobre 2019 | Gaetan Naulleau | October 1, 2019
Le dernier romantique
En marge de sa discographie officielle (et tardive), une avalanche d'archives enrichit le legs du pianiste cubain Jorge Bolet, maître d'uneMehr lesen
En marge de sa discographie officielle (et tardive), une avalanche d'archives enrichit le legs du pianiste cubain Jorge Bolet, maître d'une virtuosité bel cantiste, méticuleuse et flamboyante.
Quand il décède le 16 octobre 1990, emporté à soixantequinze ans par l'épidémie de Sida qui fait rage, Jorge Bolet est pleuré comme un maitre parmi les maîtres. Les hommages le relient tous à un ancien âge d'or du piano et soulignent sa formation dans l’entourage de Godowsky. Un pédagogue quasi muet, corrigeait Bolet, dont les deux véritables héros furent Hofmann et Rachmaninov. Son grand cycle Liszt, publié à partir de 1978 par L'Oiseau-Lyre puis Decca, l'a fait connaître aux mélomanes du monde entier, ainsi que d'impressionnantes tournées – cent cinquante dates en 1982, entre lesquelles il trouve encore le temps d'apprendre l'extravagant concerto de Joseph Marx.
« Le pianisme romantique de Bolet évoque les géants du passé » : le titre de l'article qui encensait, dans le New York Times, le concert du 25 février 1974 au Carnegie Hall était devenu sa carte de visite. Le concert, produit et enregistré par RCA, allait entrer dans la légende. Dans le New York Times encore, Harold C. Schonberg rappellera dans sa nécrologie qu'à « une époque où l'image sonore dominante du piano était percussive, ses mains semblaient couvertes de velours [ ... ]. Cette haute silhouette, majestueuse et digne, apportait sur l'estrade une touche de glamour qui ne caractérisait pas la jeune garde. »
Jorge Bolet serait-il mort au milieu des années 1960, son image serait tout autre. La critique le rangeait alors parmi les stylistes méticuleux mais hautains, un peu coincés. L'élégance aristocratique dont on lui saurait gré deux décennies plus tard semblait alors désuète. En 1964, c'est un homme lassé par des années de « demi-famine » qui fête son cinquantième anniversaire. Un triomphe retentissant à Londres, en 1961, n'avait eu aucune suite. Avoir fourni des mains et une bande-son à Dirk Bogarde, dans un biopic hollywoodien sur Liszt, était son seul titre de gloire. Ses collègues enregistraient à tour de bras mais Bolet n'avait que six LP à son actif (Prokofiev, Chopin, Liszt). Certes, aucun n'est captivant. Le décollage de sa carrière, après le coup d'éclat de février 1974, vaudra pour sa discographie.
Berlin années 1960
C'est dire l'importance des témoignages qui peuvent compléter·le portrait officiel et donc tardif. Un coffret foisonnant mais confidentiel de Ward Marston a ouvert la voie en 2014, suivi par des bandes radio berlinoises triées par Audite (cf. n° 667). Le triple album qui referme la série est doublement précieux en ce qu'il documente les années 1960, et parce qu' il nous fait entendre, pour l'essentiel, des pièces auxquelles Bolet ne reviendra pas en studio. Par exemple les Métamorphoses symphoniques tressée par Godowsky sur des thèmes de La Chauve-Souris, l'un de ses chevaux de bataille. En 1963 à Berlin, il met un point d'honneur à camoufler leurs figures acrobatiques au bénéfice d'une galerie de personnages charmeurs et joueurs. Athlétique mais faisant oublier l'instrument, flamboyant et nonchalant, un must.
S'il fout déchanter devant les Etudes op. 25 (1968), c'est par la faute d'un traitement sonore bizarrement lissé qui châtre les attaques. Les études pétillantes s'enlisent sur un clavier ouaté – un comble pour celui qui prisait tant les Baldwin. En toute logique, le Lento en do dièse mineur en pâtit moins. Aux polonaises, aussi corsetées que dans l'album Everest de la même époque, on préfère nettement les divagations de la Ballade en sol mineur de Grieg, dont les variations se déploient telle une immense étude rêveuse de sonorités (1961). Les trois lmages de Debussy surprendront par leurs trajectoires unifiées, dont le cantabile reste la boussole – Poissons d'or atypiques et voluptueux.
Schumann s'invite en héros dans le triple album. On savait par un disque Decca et deux live quel interprète génial du Carnaval fut Bolet, mais qui l'avait etendu dans la grande Sonate en fa mineur? Comment diable fait-il pour laisser filtrer tant d'élans, de folie, d'ambiguïtés de rythme et d'instabilités d'humeur dans les figures d'éloquence qu'il cadre sans compromis? En 1964, dix ans avant Carnegie Hall, un Bolet singulièrement « allumé » dans le finale. Schumann encore (revu par Liszt) pour un Frühlingsnacht sublime où, comme toujours chez Bolet, la vocalité du clavier se libère par les inflexions sophistiquées du rubato. Les accords rebattus deviennent un grand frémissement nocturne, le clavier s'embrase à l'appel des·voix lointaines.
Vers le Saint-Laurent
Le miracle de Carnegie Hall fut-il vraiment le tournant de sa carrière ? ldée à nuancer, nous assurent les rédacteurs érudits du site collaboratif jorge-bolet. webs.com (une mine). Un premier acte de reconnaissance s'était joué fin 1970, lors d'un concert de gala réunissant à New York une dizaine de pianistes majeurs. Le lendemain on ne parlait que de lui. Alicia de Larrocha, qui jouait aussi, ne trouvait pas de mot pour ce qu'elle avait applaudi dans les Réminiscences de Lucia di Lammermoor et la Paraphrase sur Rigoletto (dans le coffret Marston ... et sur YouTube).
L'éditeur canadien Yves St-Laurent lève le voile sur ces années charnières avec cinq live, dont quatre à I'Université d 'Indiana où Bolet enseigna de 1968 à 1977. Dix jours avant la soirée de gala d'octobre 1970, il rode en bis la Paraphrase sur Rigoletto, avec un bagout divin et des rubatos plus chaloupés (quelques pétouilles aussi, ce qui peut se comprendre après les douze Etudes d'exécution transcendante, qu'il enchaînait volontiers).
La soirée d'août 1971 n'apporte rien d'essentiel aux autres témoignages du pianiste dans les mêmes oeuvres (Préludes de Chopin, Variations Handel de Brahms, Campanella de Liszt...). Assez bien captee, la bande du 15 octobre 1969 offre·en revanche un ajout déterminant à sa discographie. Soirée saturée d'ombres: d'abord les quatre scherzos de Chopin, théâtre de pulsions violentes et d'embardées mettant les rythmes à vif – avec une finition pianistique proprement inouïe dans le n° 3, où la prise de risques est maximale. Après quoi une « Appassionata » aussi impérieuse et vive semble aller de soi – l'impatience anxieuse d'un premier mouvement sans répit fait écho au meilleur Serkin, mais le finale tanguera un peu. Clou de la soirèe, la Mephisto-Valse, course à l'abîme insensée aux rythmes cinglants. Les voluptés de la partie centrale n'apaisent pas le sentiment de menace oppressante. En bis, les Réminiscences de Lucia appelleraient tout l'attirail des superlatifs pour décrire ce qui chante, palpite, parade et brille.
De mème que cette Mephisto-Valse surclasse nettement la version plus prudente pour Decca, la Sonate en si mineur du 5 février 1972 (New York, Tully Hall) saisit l'audirteur à la première note pour ne plus le lâcher. Et Bolet, malgré l'effervescence de l'instant, donne le sentiment d'avoir toujours l'oeil rivé loin devant. Précisons que la qualité sonore du document, avec les quatre Ballades de Chopin en première partie, le réserve aux aficionados. Qui seront également curieux du concert donné en février 1974 une semaine avant celui de Carnegie Hall, avec quasiment le même programme mais deux bis supplémentaires.
Sur la Toile
Le portrait de Bolet s'est également élargi sur la Toile, avec une douzaine de pirates, certains précaires, mis à disposition sur YouTube. Entrez « Jorge Bolet recital », vous le suivrez à Bloomington encore, Tanglewood, Londres (1977, Carnaval transcendant), Hambourg (à visiter au moins pour l'Opus 110 de Beethoven, qu'il programmait régulièrement), à I'Université du Maryland au printemps 1974 (autre répétition générale du 25 février, où il expérimentait d'ailleurs un ordre différent), au Metropolitan Museum de New-York pour son soixante-dixième anniversaire (encore les Préludes de Chopin, toujours transcendants). Et les climax en série du concerto de Marx, face auquel Rachmaninov semble un stoïcien en toge, n'attendent que vous (avec Mehta, 1982).
On repousse le moment de découvrir l'ultime apparition new-yorkaise, le 16 avril 1989, d'un homme inquiet, qui n'a pas donné que des concerts glorieux les mois précédents. Pur pirate, chaise qui grince, réverbération démesurée. Schubert au centre (Sonate D 959 et lieder transcrits par Liszt), flanqué par deux fresques en miroir. D'abord Bénédiction de Dieu dans la solitude, flamboyant – prier soit, mais en faisant chanter chaque atome du piano de la terre au ciel. Enfin I'Ouverture de Tannhäuser, où Bolet galvanisé soulève la montagne quinze ans après le concert qui se terminait ainsi, dans la même salle, et a changé sa vie.
En marge de sa discographie officielle (et tardive), une avalanche d'archives enrichit le legs du pianiste cubain Jorge Bolet, maître d'une